- PEVSNER (LES)
- PEVSNER (LES)Naum Gabo et son frère aîné Antoine Pevsner sont étroitement liés au constructivisme, auquel ils imprimèrent une orientation originale; ce mouvement artistique de la Russie révolutionnaire fut de courte durée, mais eut une influence considérable; les Pevsner en diffusèrent les principes et le style en Europe occidentale et en Amérique. Comme les constructivistes, ils défendaient la conception d’un art «impersonnel et scientifique», et ils surent utiliser des matériaux nouveaux et une technologie moderne. Mais, alors que Vladimir Tatlin, un des fondateurs du mouvement, mettait au premier plan la thèse constructiviste de la fonction socio-politique de l’art et de la valeur de ses applications utilitaires, les Pevsner soutenaient que la raison d’être de l’art est l’objet esthétique autonome, non matérialiste. Les rapports existant entre la théorie et la pratique des deux frères ont donné lieu à des controverses. La publication, en 1964, des mémoires de leur plus jeune frère, Alexei Pevsner, a permis de mieux comprendre les premières étapes de leur développement, et de préciser la chronologie des œuvres d’Antoine Pevsner. Il semble que ce soit chez Gabo que l’attitude ait été le plus radicale et l’évolution le plus rapide; il est l’auteur de la plupart des écrits théoriques, et c’est lui qui inaugura les expériences esthétiques faisant intervenir des systèmes de construction, des matériaux synthétiques, des structures cinétiques et des dispositifs lumineux. Pevsner (on réserve généralement le nom de Pevsner à Antoine), à l’inverse, travaillait surtout en utilisant des moyens traditionnels. Son œuvre se caractérise autant par une sensualité lyrique que par une structure organique fondée sur un système complexe de relations mathématiques. En dépit de leurs postulats esthétiques, les frères Pevsner ont élaboré une œuvre vigoureusement personnelle et sont parvenus à donner aux doctrines constructivistes une expression variée, originale et raffinée.Construire le nouveau Grand StyleAprès des études à l’École des beaux-arts de Kiev en 1909, puis à l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg en 1911, Pevsner (Anton Pevsner, né à Orel en 1886 et mort à Paris en 1962) s’engage dans une carrière artistique avec plus de détermination que Gabo (Naum Neemia Pevsner, né à Briansk en 1890 et mort aux États-Unis en 1977); ce dernier, en effet, se rend à Berlin pendant l’été de 1910, puis à Munich, où il commence par étudier la médecine et les sciences naturelles en 1911, puis, l’année suivante, la mécanique; les cours de l’historien d’art Heinrich Wölfflin le déterminent à se consacrer à l’art. C’est pourtant Gabo, dès le début des années 1920, qui exerce une influence sur l’évolution de Pevsner.De 1911 à 1914, Pevsner vécut principalement à Paris, où il se lia d’amitié avec le sculpteur russe Alexander Archipenko qui lui fit connaître les idées et l’art des cubistes. Il reçut à deux reprises la visite de son frère Gabo. À partir de 1913 environ, la peinture de Pevsner commence à se distinguer par une tentative de fragmentation de la forme de type cubiste, tandis que le travail de Gabo reste encore marqué par le symbolisme de l’Art nouveau et une version allemande mystico-romantique du fauvisme.La Première Guerre mondiale éclate alors que les deux frères passent leurs vacances en Russie. Peu de temps après, Gabo se rend en Norvège, afin de permettre à Alexei Pevsner de poursuivre ses études à Oslo. Antoine Pevsner les rejoint en décembre 1915. C’est à cette époque que Gabo se met à travailler à la Tête construite no 1 (original à Moscou; version en bronze appartenant à la famille de l’artiste): il exécute un montage de panneaux de contreplaqué à structure géométrique et imbriqués les uns dans les autres. Comme il n’existe pas, dans l’œuvre même de Gabo, de précédents qui puissent rendre compte de cette interpénétration complexe des solides et de l’espace – l’équivalent sculptural le plus proche de la simultanéité de la peinture cubiste –, on a souvent mentionné comme travaux précurseurs la Tête de femme en bronze de Picasso, de 1909, et une œuvre en plâtre d’Umberto Boccioni intitulée Vides et solides abstraits d’une tête , de 1912. Gabo connaissait probablement le Manifeste technique de la sculpture futuriste proclamant la nécessité de «fracturer la figure et de l’inscrire dans l’espace environnant»; mais il semble qu’il ait été surtout influencé par la Tête polychrome d’Archipenko (1914), faite de verre, de bois et de métal. Il est clair, par ailleurs, que les idées mathématiques, scientifiques et philosophiques dont Gabo s’imprégna au cours de son séjour à Munich lui permirent d’éviter la tentation décorative des techniques de construction et l’aidèrent à approfondir de façon radicale et créatrice la conception architectonique primitive de la sculpture cubiste. Par le jeu des arêtes aiguës des plans déterminant l’espace, il dématérialise la sculpture et transforme l’espace en forme expressive de l’image. Le fait que Gabo, pendant les quatre années suivantes, ait continué d’étudier ce problème dans les domaines de la couleur et de la texture indique qu’il n’avait pas encore saisi complètement la signification de ses premiers essais.En avril 1917, les frères Pevsner retournent en Russie et participent intensément à la vie artistique et intellectuelle à laquelle la révolution a donné une stimulation nouvelle. Antoine Pevsner est nommé enseignant au Vhutemas de Moscou, l’école et le groupe d’ateliers qui combinaient la théorie et la pratique tant des beaux-arts que du «design». Ce que l’on a pu dire, ultérieurement, des activités de Gabo pendant cette période prête à controverse. Bien qu’il n’eût pas été nommé officiellement, il aurait, selon certains, enseigné la sculpture aux élèves de Pevsner, et fait aussi des cours, devant les ouvriers et les étudiants, sur la théorie et la valeur de l’art. Indépendamment du rôle effectif qu’il a pu jouer, il ne fait pas de doute que les vigoureuses discussions et les expériences artistiques qui se déroulaient au Vhutemas ont dû l’aider à préciser et fixer ses propres idées.Durant l’été de 1920, Gabo rédigea le Manifeste réaliste , que signa également Antoine Pevsner; le texte fut publié le 5 août, pour coïncider avec l’exposition que Gabo, avec Pevsner et ses élèves, organisait à Moscou. C’était la première tentative d’exprimer, de façon complète et condensée, les objectifs fondamentaux et les principes théoriques de l’art constructiviste.Projets sans réalisationLes principes du manifeste ne furent pas entièrement mis en pratique, dans l’immédiat, par Gabo et Pevsner. Les premiers projets de constructions monumentales de Gabo – qui, comme la plupart des grands desseins de cette époque, ne furent jamais réalisés – devaient autant aux cubistes, pour les notions de simultanéité et les techniques de construction, qu’aux théories et perspectives productivistes de Tatlin. Le dessin d’un projet pour une station radiophonique (Moscou), que Gabo exécuta à la fin de 1919 et dont il ne fit même pas une maquette, se proposait d’exprimer symboliquement le sentiment dynamique de la quatrième dimension rappelant les peintures de la tour Eiffel de Robert Delaunay.Si, pendant les deux années suivantes, Gabo met au point des dispositifs cinétiques mus par des moteurs, dématérialisant complètement le volume et utilisant le temps comme élément formel (Vague debout , 1920, Tate Gallery, Londres), les composants mobiles n’en restaient pas moins incompatibles avec son esthétique de la forme autonome pure. Par l’usage inspiré qu’il fait de matériaux transparents et translucides qui prolongent et articulent les lignes et les formes, Gabo parvient, dans sa maquette d’un monument pour un observatoire, de 1922 (localisation actuelle inconnue), à capter optiquement aussi bien l’espace que le temps. Dans une série de constructions de tours culminant dans la Colonne de 1923 en verre, plastique, métal et bois (musée Solomon R. Guggenheim, New York), il s’efforce d’intégrer dans une image unique les éléments sculpturaux et architecturaux.L’attitude de Gabo concernant les fonctions pratique et représentative des constructions est ambiguë. Alors même qu’il se dit en désaccord avec les conceptions utilitaristes de Tatlin, ses maquettes d’un monument pour un aéroport (1924-1925, propriété de la famille de l’artiste) et d’un monument pour un institut de physique et de mathématiques (1925, propriété de l’ex-U.R.S.S.), ainsi que ses dessins pour une fête-lumière à Berlin (1929, localisation actuelle inconnue) et pour le palais des Soviets (1931, musée de l’Architecture, Moscou), tous exécutés après son départ en Russie, révèlent à quel point il se préoccupe des fonctions collectivistes de l’art. Bien que construites dans un esprit architectural, rares sont les œuvres qui assument un rôle architectural; et tandis qu’elles apparaissent comme des modèles expérimentaux des lois des proportions, leurs formes symbolisent les idées que leurs titres suggèrent.Motifs sphériquesLes documents et souvenirs rapportés par Alexei Pevsner – et confirmés par les témoignages visuels – font penser qu’en dépit d’un tempérament artistique hésitant Antoine Pevsner a connu une évolution précoce, sans éclat mais conséquente, qui aboutit à l’encaustique sur bois, connue aujourd’hui sous le nom de Formes abstraites (musée d’Art moderne, New York); l’artiste a daté cette œuvre, rétrospectivement, de 1913, mais elle a été exécutée en fait au cours de l’été de 1923, peu de temps avant qu’il ne quitte Moscou.Ayant rejoint Gabo à Berlin – où ce dernier s’était déjà installé au printemps de 1922 en tant qu’organisateur de l’exposition d’art soviétique –, Pevsner commence à se tourner progressivement vers la sculpture. Dans une série de têtes construites (Portrait de Marcel Duchamp , 1926, Yale University, New Haven, Conn.), il repasse par les mêmes étapes qu’avait traversées Gabo presque dix ans plus tôt, mais les couleurs plus sombres des panneaux de Celluloïd annoncent les matériaux opaques et les textures raffinées de son style ultérieur.Pevsner s’installe à Paris en 1924 et obtient la nationalité française en 1930; Gabo ne quittera Berlin pour Paris qu’en 1932. Ce fut cependant une période d’étroite collaboration entre les deux frères, et qui agira de manière déterminante sur leur évolution respective. Le décor et les costumes qu’ils dessinent pour le ballet constructiviste de Diaghilev, La Chatte (musique de Henri Sauguet; chorégraphie de Balanchine), en 1926-1927, témoignent de leur intérêt pour les formes organiques chargées d’implications métaphysiques. Le passage d’une vision géométrique et architectonique de l’harmonie universelle à un symbolisme cosmique exprimé en courbes enfermant l’espace dans une surface continue présente des affinités avec la conception surréaliste de l’époque, évoquant un univers métamorphique vu «de l’intérieur».N’affectant au début que les formes des objets (Construction dans l’espace , de Gabo, 1927, musée d’Art de Philadelphie; Construction dans l’espace : projet pour une fontaine, de Pevsner, 1929, Kunstmuseum, Bâle), cette évolution conduit à des inventions techniques, elles-mêmes à l’origine de différences significatives dans leur style respectif. Vers la fin des années 1930, Gabo commence à utiliser de minces fils de Nylon et des baguettes de Perspex (matière plastique transparente) pour modeler l’espace par un jeu varié d’ombre et de lumière (Variations d’un motif sphérique , 1937, musée Solomon, R. Guggenheim, New York), tandis que Pevsner, avec des intentions analogues, recourt à des fils métalliques rayonnant à partir d’un axe de développement et se fondant dans la continuité de la forme totale (Surface développable , 1938, collection Peggy Guggenheim, Venise).Au début des années 1930, à Paris, les frères Pevsner participèrent au groupe Abstraction-Création; Antoine Pevsner fut parmi les fondateurs, en 1946, de Réalités nouvelles, tandis que Gabo compta parmi les éditeurs du volume de 1937 de la revue anglaise Circle , qui offrait un «panorama international de l’art constructif».Gabo quitte Paris pour Londres en 1935; il s’établit aux États-Unis en 1946 et devient citoyen américain en 1952; tout comme son frère Pevsner, il reçut, dans le courant des années 1950, des commandes pour des monuments de grandes dimensions. Le Monument Bijenkorf d’Amsterdam, réalisé par Gabo en 1954-1957, et la maquette de la colonne développable de la Victoire: L’Envol de l’oiseau (1955, Musée national d’art moderne, Paris), de Pevsner, pour l’Institut de la recherche scientifique de la General Motors à Detroit, se présentent tous deux comme des symboles monumentaux de l’ère scientifique moderne.
Encyclopédie Universelle. 2012.